François, fils de Vatican II
Entretien réalisé par Manuella Affejee et Marie Duhamel – Cité du Vatican
François est le premier Pape à n’avoir pas participé au Concile Vatican II; il est de surcroît le premier évêque de Rome venu des Amériques, issu d’un «pays en voie de développement». En quoi cela a-t-il déterminé sa réception du Concile?
La nouveauté du pontificat de François tient précisément à ces deux facteurs. À la différence de ses prédécesseurs, il n’a pas eu d'expérience directe et personnelle de l'événement conciliaire. S'il incarne l’«esprit» de Vatican II, il se réfère assez peu à ses documents, à l'élaboration desquels il n'a pris aucune part. La nécessité de défendre la doctrine contre toutes les déviations postconciliaires a fait place, chez lui, à l’urgence pastorale de rejoindre toutes les périphéries existentielles au nom d'une «théologie du peuple». L’influence de ce courant de pensée propre à l’Argentine, qui émerge à la fin des années soixante à Buenos Aires dans le contexte de la première réception du concile en Amérique latine, explique son attention constante à la religiosité et aux dévotions populaires (comme la dévotion mariale ou la dévotion au Sacré-Cœur).
Le Concile a donné lieu à des interprétations différentes et souvent conflictuelles. Quel positionnement François a-t-il adopté au sein de ces débats?
Dans une première phase de l’après-Concile, on a eu tendance à opposer «l’esprit de Vatican II» à «la lettre» de ses documents. Puis, avec l’entrée en scène des historiens, on a privilégié la catégorie d’«événement» par rapport à ses décisions. Enfin, surtout à partir de Benoît XVI, le magistère pontifical a insisté sur «la continuité» de son enseignement par rapport à la grande tradition de l’Église. François est resté assez étranger à ces débats autour de l’herméneutique du Concile. Il a préféré mettre l’accent sur son actualisation perçue comme une dynamique «irréversible». Ce qui ne l‘a pas empêché d’élever à la pourpre cardinalice «le meilleur herméneute» de Vatican II, Mgr Agostino Marchetto, très critique par rapport à l’interprétation des historiens.
«Nous avançons sur le chemin tracé par les pères du Concile», écrit François dans la préface d’un ouvrage publié en 2022 (Fraternité, signe des temps de Michael Czerny et Christian Barone). Quelles sont les traductions concrètes de ce chemin dans le pontificat bergoglien?
Le Concile, qu’il a pu définir comme «une relecture de l’Évangile à la lumière de la culture contemporaine», est, pour lui, une évidence, un fait qui ne se discute pas. Cela s’est traduit d’abord par le souci d’une Église vraiment évangélique, c’est-à dire à l’écoute de la parole de Dieu, dans la ligne de la spiritualité ignacienne. Il y allait de la crédibilité de son message dans le monde sécularisé d’aujourd’hui. «L'homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou s'il écoute les maîtres, c'est parce qu'ils sont des témoins» disait déjà Paul VI. Il y a ensuite le souci, pas toujours compris, d’une Église au service de l’homme, conçue comme un «hôpital de campagne après la bataille», notamment en ce qui concerne l’accueil des plus pauvres et des plus défavorisés comme les migrants. Il y a enfin le souci, pas toujours suivi d’effets concrets, d’une Eglise non seulement plus collégiale, mais réellement synodale dans son fonctionnement et sa gouvernance.
Peut-on dire que François est allé plus loin que Vatican II dans certains domaines?
Jean XXIII avait exclu toute forme d’anathème et de condamnation. François est allé très loin dans cette voie. Le thème de la miséricorde divine est central dans tout son pontificat: «Dieu pardonne toujours», aime-t-il à répéter. Il a ainsi cherché à promouvoir une Église «inclusive» (notamment à l’égard des divorcés-remariés ou des homosexuels), au risque parfois de paraître remettre en cause la doctrine traditionnelle et de dérouter les fidèles. On soulignera aussi son souci de valoriser le rôle de la femme dans l’Église. On n’oubliera pas non plus son apport à la doctrine sociale catholique qu’il a élargie aux questions environnementales.
Le Concile a encouragé l’Église au dialogue avec les multiples réalités qui l’entourent. François a-t-il imprimé une touche particulière à cette dynamique?
Paul VI, l’autre Pape du Concile, distinguait trois cercles de dialogue concentriques: le dialogue avec les non-croyants, le dialogue avec les non-chrétiens, le dialogue œcuménique. François a repris à son compte cette volonté de dialogue, rebaptisée «culture de la rencontre», dans ces trois dimensions, avec une attention particulière à l’égard de l’Islam. Il l’a fait avec sa sensibilité propre d’homme venu de l’hémisphère Sud, moins marqué que ses prédécesseurs immédiats par les grandes tragédies qu’a connues l’Europe au XXème siècle. En ce sens, on peut dire qu’il aura contribué à «décentrer», et donc à universaliser le message de Vatican II, qui a été, qu’on le veuille ou non, un concile encore très européen.
Quels ont été les principaux obstacles rencontrés par François dans l’application des orientations conciliaires?
Les obstacles auront été, me semble-t-il, de deux ordres. Les premiers tiennent à la nature même des enseignements du Concile, fruit de compromis qui, comme tels, peuvent se prêter à des lectures diverses et dont l’application a pu dès lors susciter des incompréhensions et des résistances. Les seconds sont à mettre sur le compte de ce qu’on pourrait appeler «la force d’inertie» d’une administration, en l’espèce la Curie romaine, peu habituée aux bouleversements et que le Pape François n’a pas ménagé. Sa très forte personnalité, d’autre part, n’a pas toujours facilité la mise en œuvre des réformes.
Quel est aujourd’hui le visage de l’Église que laisse François? L’annonce de l’Évangile est-elle entrée dans une nouvelle ère?
Il est difficile de répondre à cette question. Seul l’avenir le dira. Il est certain que son pontificat aura marqué un tournant dans l’histoire bimillénaire de la papauté. Dans l’esprit du Concile et le sillage de la renonciation de son prédécesseur, il a rompu de manière définitive avec une conception «sacrale» du pouvoir pétrinien hérité du Haut Moyen-Âge. Par son style simple et direct, par son sens de la formule, il a trouvé un langage efficace, adapté au monde «connecté» d’aujourd’hui. Son magistère a su prendre la mesure de cette «révolution culturelle» sans précédent que constitue l’avènement de l’ère numérique et des menaces de «déshumanisation» que fait peser le règne annoncé de l’intelligence artificielle.
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